Les Charmes de l’existence de Jean Grémillon et Pierre Kast, 1950 – un court-métrage sur l’art pompier et ses sources
Sorti en juin 1950, le film Les Charmes de l’existence a été réalisé par Jean Grémillon et Pierre Kast, deux cinéastes connus pour leur engagement communiste1. Ce court-métrage d’une vingtaine de minutes se présente comme une “petite chronique cinématographique des salons de peinture de 1866 à 1914 environ”. Le texte et la sélection musicale sont de Jean Grémillon.
Le film est disponible sur Archive.org et sur YouTube, malheureusement dans une qualité médiocre.
Un film atypique sur l’art
Les historiens du cinéma ont relevé que les courts métrages consacrés à l’art ont connu en France une floraison remarquable durant les quinze années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale2. Cette production “a favorisé l’éclosion de cinéastes aussi divers qu’Alain Resnais, Pierre Kast, Nelly Kaplan ou Robert Enrico” remarque l’historien Jean-Pierre Berthomé3. Plus âgé, Jean Grémillon avait quant à lui déjà réalisé une œuvre cinématographique importante avant la guerre. Pierre Kast par ailleurs a réalisé en 1951, avec l’écrivain et illustrateur Maurice Van Moppès, un documentaire plus classique sur la peinture, Les Femmes du Louvre.
Parmi les films sur l’art de cette période, Les Charmes de l’existence est atypique. Ce n’est pas un documentaire. Il ne s’agit pas pour les deux réalisateurs de décrire des tableaux et des sculptures, mais de railler la bonne société dans laquelle s’est épanoui l’art académique, l’art “pompier”. Les très nombreuses œuvres qu’ils donnent à voir sont filmées de façon fragmentaire, recadrées, et en utilisant des mouvements de caméra et effets de montage. Le procédé avait déjà été utilisé par Alain Resnais en 1947 dans son documentaire sur Van Gogh (visible ici). Grémillon et Kast vont cependant plus loin. Les alternances et transitions entre les œuvres ne sont jamais précisées ; celles-ci sont utilisées comme des morceaux d’un kaléidoscope assemblés pour former une sorte de continuum photographique. Le spectateur est plongé dans un tourbillon d’images qu’il peine parfois à individualiser.
Le commentaire dit par Grémillon ne mentionne aucun titre d’œuvre, ni aucun nom d’artiste. Le propos semble constamment magnifier les œuvres représentées à l’écran. Saisi par l’amoncellement des extraits d’œuvres et les déplacements de la caméra, le spectateur comprend vite pourtant que le texte doit être entendu au second degré, comme une critique ironique de la société française à l’époque des grands salons officiels parisiens.
Dès le début du film, après une présentation du Grand Palais (ce monument “consacré par la République à la gloire de l’Art français”), le procédé est manifeste. Une séquence mêle des vues de deux tableaux facilement identifiables :

(1) Image – (haut) Jules-André Rixens, Un Jour de vernissage au palais des Champs-Élysées, 1890, Athènes, Pinacothèque nationale / (bas) Jules Grün, Un Vendredi au Salon des Artistes français, 1911, Musée des Beaux-Arts de Rouen
Une explication ampoulée accompagne le montage :
“C’est là [au Grand Palais] que se manifestèrent les salons de peinture les plus fréquentés. C’est là que tant d’efforts individuels, stimulés par les encouragements et les commandes de l’État, allaient apporter à la peinture représentative ses plus brillants lauriers, et élever très haut le flambeau des arts, de ces arts dits d’agrément, à l’image même de la société qui les faisait prospérer.” 1’31
Le commentaire de Grémillon ne mentionne qu’un seul nom, et ce n’est pas celui d’un peintre. Il cite (partiellement) Paul Bourget, romancier catholique et royaliste, en présentant une série de peintures sur la famille, la naissance et l’enfance4. Cette défense et illustration de la famille s’achève sur une envolée qui donne son titre au film :
“L’enfant paraît, vivant symbole de la force et de l’immortalité des familles. [Pause] Comme disait Paul Bourget : qu’il fallut réglementer le besoin de se survivre par quelqu’un de son sang reste une des plus belles choses humaines. [Pause] Premiers émerveillements de la vie, premiers attendrissements du plus jeune âge, premiers charmes de l’existence.” Les Charmes de l’existence, 2’20
Le discours emphatique se poursuit tout au long du film. Ici, la vision traditionaliste sur le mariage est étrangement soulignée par des peintures de nus féminins :
“Mariage. Clef de voûte de l’édifice familial, symbole de l’établissement. Manifestation et témoignage des activités de la femme dans la vie domestique et la vie de société.” 7’32
Les séquences de nus féminins abondent dans l’ensemble du film, y compris dans l’épilogue édifiant qui glorifie l’Art et l’Inspiration, symbolisée par deux Muses dénudées qui entourent un homme, bien sûr ! – il s’agit du Portrait du poète Armand Silvestre par Jean Béraud :
“Mais de ce qui est pesé dans le ciel, le bien comme le mal, c’est le bien qui l’emporte. Ce ne sont point les forces du mal qui triomphent, mais la méditation, le recueillement. C’est l’effort créateur, l’Inspiration, l’Art enfin, qui emportent l’homme dans l’apothéose sublime des Titans de la Pensée.” 19’12
La débauche d’images qui s’entrechoquent n’est pas chaotique. Le film est organisé en une succession de thèmes qui forment une progression, un parcours : salons de peinture, enfance, animaux domestiques, communion, adolescence, idylles, mariage, plage et bains de mer, vacances, réceptions, ateliers d’artistes, spectacles, menaces sur l’amour, débordements de la passion, vie militaire, allégories, déluge et anéantissement, scènes d’histoire, nature, art sublimé.
Il est remarquable que parmi les thèmes habituels de l’art pompier, les visions d’Orient sont absentes. Ce n’est pas un oubli. À Paris, au début du vingtième siècle, il n’existe pas de harems ni de hammams. Le spectateur du film doit pouvoir imaginer le visiteur parisien des salons d’art de l’époque dans des scènes, certes fantasmées, mais qui ne sont pas trop étrangères à ses références familières.
Identification des peintres et des œuvres
Dans le générique, Grémillon et Kast précisent que leur film a été réalisé “d’après les œuvres de Bouguereau, Bonnat, Carolus Duran, Garnier, J. P. Laurens, Van Beers, Scalbert, et d’autres peintres éminents de ce temps”. D’autres sources mentionnent également les noms de Rochegrosse, Comerre, Falero, Nola, Pénot5. Et nous avons déjà repéré les noms de Jean-André Rixens et Jules Grün un peu plus haut.
Certaines œuvres bien connues sont faciles à identifier :

(6) Image – William Bouguereau, Les Oréades, 1902, Musée d’Orsay
D’autres sont moins évidentes :

(8) Image – Ernest Chateignon, La Flatterie, vers 1900
Identifier quelques œuvres représentées dans le film peut paraître anecdotique. Cette tâche ingrate conduit pourtant à s’interroger sur les sources exploitées par Grémillon et Kast pour construire leur film. Certaines œuvres qui ont retenu leur attention sont très peu connues. Nous y reviendrons au cours de l’article.
Réception et critique du film
Le film de Grémillon et Kast a été bien reçu par la critique ; il a d’ailleurs remporté le prix du documentaire court à la Mostra de Venise en septembre 1950.
En janvier 1951, l’écrivain et critique de cinéma Jean Queval se demande malgré tout s’il n’y a vraiment rien à sauver dans l’art pompier allégrement brocardé dans le film :
“On voit le double principe de l’entreprise. À travers une chronique amusée sur le temps perdu, dénoncer les mystifications bourgeoises (les frontières formelles entre le vice et la vertu, l’inspiration et le dévergondage : l’évasion par le chromo ; l’insouciance des vrais problèmes, etc.). Soit. Cette entreprise rencontre l’adhésion intellectuelle de l’honnête homme du siècle. Pourquoi donc fait-elle grincer néanmoins ? C’est peut-être qu’il entre quelque satisfaction simpliste dans l’ironie du commentaire. C’est peut-être que toutes ces œuvres fourrées en vrac dans le mème sac sont loin d’être pareillement exécrables.”
Jean Quéval, Les Charmes de l’existence, Mercuriale – Cinéma, Mercure de France, 1er janvier 1951, p. 134
L’interrogation formulée par Queval préfigure l’apparition dans les années 1960 d’un point de vue moins ‘simpliste’ sur l’art académique, surtout à partir de la reconnaissance par les surréalistes du symbolisme de Gustave Moreau, longtemps associé à l’art pompier.
Quelques mois plus tard, dans le premier numéro des Cahiers du cinéma, Claude Mauriac met l’accent sur le rôle de la photographie et du cinéma qui permettent de rendre présentable la mauvaise peinture :
“On ne nous invite plus ici à l’admiration. Bien au contraire se moque-t-on, non sans raisons, des œuvres les plus représentatives de l’art officiel des années 1900. Et le commentaire discrètement ironique de Grémillon souligne plus encore le ridicule flamboyant des tableaux rassemblés par Kast. Il advient pourtant ceci d’inattendu : certaines de ces toiles sont à ce point dignifiées par la photographie que nous en oublions le propos satirique de nos auteurs.”
Claude Mauriac, À propos des Charmes de l’existence, Les Cahiers du cinéma, n°1, avril-mai 1951, pp. 54-57
Un peu plus loin, Mauriac reproche aux auteurs du film leur vision de la femme et du nu féminin ; cette accusation est assez hypocrite nous semble-t-il, puisque ce sont bien les peintres pompiers qui ont démultiplié les images incriminées :
“Ces femmes, avant de nous apparaître dans le ridicule d’une époque démodée, sont d’abord de très exactes images de leur sexe. Nous voyons battre leurs paupières et se soulever leurs seins. D’où vient alors que nous les regardions ainsi prendre vie, nouvelles Galatée, sans en éprouver nul désir ? […] On dirait que les auteurs de ce film ont eu un autre propos que celui qu’ils nous avouent et qui consiste peut-être à tourner insidieusement en dérision le corps même de la femme. […] Jean Grémillon et Pierre Kast ne nous font plus rire seulement de la mauvaise façon de peindre, ou de la mauvaise façon d’être nue pour une femme, mais de la femme elle-même […] Seulement c’est un rire avec lequel nous refusons de nous solidariser.”
Claude Mauriac, ibid.
Les historiens du cinéma insistent sur le caractère ironique du film ; ils semblent redouter qu’avec le temps certains spectateurs naïfs pourraient mal l’interpréter :
“En évoquant les salons de peinture de 1860 à 1910, Jean Grémillon et Pierre Kast ont fait le procès pince-sans-rire de la société française de la fin du siècle dernier. Cette chronique […] réussit à glisser un humour frondeur dans les rapports de l’image et du texte.
Le sérieux imperturbable du commentaire renchérit sur l’ironie de l’image correspondante, mais, pour l’esprit crédule, le film peut très bien passer pour une hagiographie de la peinture académique.
C’est sous ces aspects jumelés que, dans cette équivoque, la satire prend son sens le plus fort. La peinture académique, peinture bourgeoise s’il en est, est bien le miroir d’une société. Que la peinture soit mauvaise ne retire rien à la charge, bien au contraire.”
François Porcile in Défense du court-métrage français, 1965 ; reproduit dans la fiche du film sur film-documentaire.fr
“Les Charmes de l’existence est une évocation ironique des idéaux de la société française à la fin du XIXe siècle, à travers l’image qu’en donnent les toiles présentées dans les Salons officiels du second Empire et de la IIIe République. La charge est élégamment dévastatrice, qui affecte d’abonder dans le sens des œuvres pour mieux mettre en évidence leur caractère plus idéologique qu’artistique.”
Jean-Pierre Berthomé. L’alchimie de l’art : Grémillon et le court métrage. in Le court métrage français de 1945 à 1968, édité par Dominique Bluher et François Thomas, Presses universitaires de Rennes, 2005
Dans l’Encyclopédie du nu au cinéma, le spécialiste du cinéma et critique Philippe Roger signe une notice entière sur le film, qui, pour lui, se réduit à un inventaire étonnant :
“Les Charmes de l’existence est avant tout un catalogue de nus ; et des plus étranges. Nus féminins plus rêvés que réels, nus ciselés à la pointe extrême d’une folle sublimation. Blanc de la peau se confondant avec le blanc du voile des communiantes ; avec le blanc… de la coquille d’œuf, d’où sort quelque nouveau-né hagard. Blancs trop purs de la chair jeune, d’où toute pilosité est soigneusement exclue, gommée, effacée. Que penser de tous ces sexes féminins épilés ? de ces extases religieuses suspectes ? de ces allégories visiblement perverties ? […] Ces Sirènes d’une autre monde sont certes exorcisées par les Muses officielles qui tentent de combler la faille du barrage : représentations plus ou moins dénudées du Labeur, du Courage, de la Patrie, et, enfin, de l’Art. Pourtant reste surtout en mémoire ces incroyables étalages de chairs lisses prêtes à l’engloutissement du Déluge. Amas de corps indistincts ; asphyxiants. Inflation cancéreuse de cuisses, seins, fesses – pour quel bûcher ?”
Philippe Roger, Les Charmes de l’existence, in Alain Bergala, Jacques Déniel, Leboutte Patrick (sous la direction de), Une encyclopédie du nu au cinéma, Yellow Now, 1991, pp. 92-93
Le critique formule dans la seconde partie de son article une audacieuse hypothèse :
Pour lui, le film observe un plan “en deux mouvements. L’un d’angélisation androygynale, l’autre d’homosexualité tragique […] tous ces nus nient la marque de la différenciation sexuelle. Toutes ces femmes n’en sont pas ! Idées pures, flottantes ; corps désexualisés”.
Il conclut : “Dans ce film secret, c’est un interdit majeur que Grémillon transgresse métaphoriquement : celui du nu masculin. Fantasme peu compatible avec les codes du cinéma français de la fin des années quarante. On comprend qu’il ait dû passer par l’élaboration d’images aussi complexes pour accomplir ce qu’il portait en lui, pour colmater une plaie inguérissable.”
Philippe Roger, ibid.
Un numéro de la revue Le Point publié en 1949
Dans l’article sur les courts métrages d’art déjà cité, Jean-Pierre Berthomé remarque que les cinéastes d’après-guerre “n’ont pratiquement jamais accès aux tableaux originaux et doivent se contenter d’en filmer des reproductions qui déjà les interprétaient” (art. cit.). C’est d’autant plus vrai pour Les Charmes de l’existence que le pompiérisme était alors considéré comme ringard, et que les tableaux originaux filmés n’étaient plus exposés depuis longtemps. De quelles sources disposaient Grémillon et Kast ? Pour tenter de répondre à cette question revenons au film dont le générique s’achève sur un remerciement : “Ce film a été réalisé par courtoisie de Mr Pierre Braun et de la revue Le Point”.
Le Point est une revue culturelle créée en 1936 par le photographe Pierre Betz et l’imprimeur d’art Pierre Braun, Sous-titrée Revue littéraire et artistique, elle paraît jusqu’en 1962. De grands noms du monde culturel des années 40 à 60 ont signé des articles dans la revue, et des photographes célèbres l’ont illustré, en particulier Robert Doisneau6.
Le numéro 37 de la revue, intitulé L’art officiel de Jules Grévy à Albert Lebrun est signé par le peintre, designer et critique d’art Francis Jourdain qui était par ailleurs militant anarchiste, puis communiste7. L’objet de ce numéro publié en avril 1949 est tout à fait similaire à celui du film de Grémillon et Kast qui sortira l’année suivante : railler l’art pompier et la société qui l’a engendré.
Les planches illustrées de ce numéro sont reproduites sur le blog Livreenblog (le texte n’y figure pas).
Le texte de Jourdain se veut humoristique. Il n’est pas équivoque comme l’est le commentaire de Grémillon. Le titre de l’article annonce d’emblée la couleur : Vingt ans de Grand Art ou la Leçon de la Niaiserie. Au cours de son développement, l’auteur mentionne beaucoup de noms de peintres en les catégorisant radicalement en deux groupes – ceux qu’il affectionne (Poussin, Corot, Renoir, Degas, Delacroix, Cézanne, Van Gogh, Courbet, Rubens, Toulouse-Lautrec, Manet, Bonnard, Titien, Rembrandt, Chardin, Gauguin, Seurat, Vlaminck, Manet) et ceux qu’il exècre (Bouguereau qu’il qualifie d’odieux pompier, Bonnat qui fait du caca, Meissonnier, Poilpot, Adolphe Yvon, Alexandre Protais, Detaille, Chocarne-Moreau, Debat-Ponsan, Tony Robert-Fleury, Carolus Duran). Le style diffère donc clairement de celui de Grémillon qui ne cite aucun nom d’artiste et s’exprime tout en ironie. À titre d’exemple, on comparera la charge de Jourdain sur l’abondance de la nudité féminine dans la peinture académique, bien loin de la subtilité de Grémillon :
“Il y aurait beaucoup à dire sur les polissonneries académiques, sur l’astuce déployée par des vieillards chamarrés et libidineux pour parer de dignité leur ignoble grivoiserie ou justifier l’aveu, par le truchement de quelque Léda, de leur obsession érotique. Il serait bouffon sinon criminel d’assimiler la misère de cette cochonnerie à la volupté d’un Ingres ; cependant, elle pourrait bien, en définitive, être ce qu’a de plus universel, osons le dire, de plus humain cette grotesque pacotille. Je devine les plaisanteries, que ma cynique constatation provoquera. Allons, soyons francs… Vous sentez bien qu’il y a dans cette lubricité, si vulgaire qu’elle soit, on ne sait quoi d’enfin authentique. (On ne sait quoi… c’est encore manière de parler… je le sais bien, et vous aussi). Mais alors, qu’une putain de Lautrec n’est jamais équivoque, que ses bordels ne sont obscènes ni indécents, comment n’être pas dégoûté de ce qu’ont de tendancieux les croupes et les gorges des dames pudiques à la nudité desquelles les peintres fournissent des prétextes d’autant plus excitants qu’ils sont convenables. Du moins l’intention crapuleuse est-elle évidente. On fait ce qu’on peut”.
Francis Jourdain, Le Point, n° 37, avril 1949, p. 36
Les deux médias se rejoignent par contre sur l’iconographie qu’ils mobilisent et l’agencement de sa présentation.
Le premier tableau présenté dans le numéro du Point est celui de Jules Grün, Un Vendredi au Salon des Artistes français, le même que celui qui ouvre le film (voir ci-dessus).
On retrouve également une organisation semblable par thèmes, exposés toutefois dans un ordre un peu différent : tentations, déluge et anéantissement, idylles, débordements de la passion, nature, mariage, portraits, ateliers d’artistes, vie militaire, vacances, plage et bains de mer, enfance, réceptions, scènes d’histoire, religion, nature, jeux, bains domestiques, art sublimé, allégories, sculptures, animaux. Les visions d’Orient sont là aussi absentes, mais l’on relève aussi des galeries de portraits et sur les bains domestiques qui n’existent pas dans le film. La similarité demeure cependant très grande. Plusieurs pages présentent une accumulation de tableaux qui rappelle le foisonnement d’images caractéristique du film de Grémillon et Kast ; au passage, on relève l’hypocrisie sans doute feinte de Jourdain qui accable les artistes pompiers “libidineux” tout en reproduisant copieusement leurs œuvres coupables :
Comme le montrent les quelques citations qui suivent, les relations entre le numéro du Point en question et le film de Grémillon et Kast ont été relevées par plusieurs commentateurs :
- “Ce film [Les Charmes de l’existence] est inspiré par l’album de Francis Jourdain L’art officiel de Jules Grevy à Albert Lebrun, Le Point, XXXVII, avril 1949.”
Claude Mauriac, art cit., 1951, p. 54 - “[les peintres] qu’a su grouper avec esprit un numéro du Point et un excellent film intitulé Les Charmes de l’existence.”
Pierre Francastel, Histoire de la peinture française, tome 2 – Du classicisme au cubisme, Paris, Gonthier, 1955 rééd. 1980, p. 154 - “[Les Charmes de l’existence] chronique, pleine d’humour, consacrée à la peinture de style pompier des années 1880-1914 de Jules Grévy à Albert Lebrun et inspirée de l’album de Francis Jourdain L’art officiel.”
Pierre Boiron, Pierre Kast, Paris, Éditions Pierre Lherminier, 1985, cité ici
Simple rapprochement (Francastel) ou influence directe de la revue sur les cinéastes (Mauriac, Boiron qui suit probablement ici l’avis de Mauriac) ? Même s’il est vraisemblable que Grémillon et Kast se soient inspirés du numéro du Point, rien ne le prouve avec certitude. Les cinéastes ne créditent pas Jourdain, et nous n’avons retrouvé aucun document de l’époque qui permette d’établir la réalité de cette ‘dette intellectuelle’. On peut tout aussi bien imaginer que les différents auteurs aient développé indépendamment, dans une revue et par le cinéma, la même idée de se gausser de l’art académique. L’analyse des archives de Grémillon, Kast, Jourdain, Betz, Braun, etc. permettrait peut-être d’en savoir plus. Un point néanmoins semble assuré : les réalisateurs et l’écrivain ont exploité la même source de reproduction photographique des œuvres qu’ils présentent. Quelle est cette source ?
Les collections de la Maison Braun et Cie
L’imprimeur d’art Pierre Braun, cofondateur avec Pierre Betz de la revue Le Point, était l’arrière-arrière-petit-fils d’Adolphe Braun, pionnier de la photographie d’art dès les années 1850.
Adolphe Braun crée la Maison Braun et Cie en 1853. Cette entreprise familiale deviendra rapidement renommée sur le marché de la reproduction photographique d’œuvres d’art :
“À partir des années 1860, l’ambition de la maison devient celle de documenter les œuvres d’art existantes de la manière la plus complète possible. Braun débute alors une campagne photographique d’envergure et dépêche ses équipes vers les plus grands musées européens afin d’y reproduire leurs collections, notamment celles du musée du Louvre, avec lequel un contrat d’exclusivité sera signé en 1883. Ces photographies participeront sans aucun doute à la démocratisation de l’art, ainsi qu’à l’autonomisation de l’enseignement artistique”.
La Maison Braun : la photographie à l’échelle industrielle, Musée Bonnat-Helleu
En 1949, Pierre Braun qui dirigeait la Maison Braun et Cie a mis à la disposition de Jourdain l’immense collection de photographies d’art initiée par son aïeul. Grémillon et Kast, eux aussi, ont évidemment bénéficié de cette collection comme en témoigne le remerciement à Pierre Braun qui figure dans le générique du film.
Bonus 1 – la Fortune
Une séquence des Charmes de l’existence évoque allégoriquement la Fortune. La déesse du hasard et de la destinée est associée successivement à trois épisodes : la bonne Fortune chez les humbles, puis chez les puissants, et la mauvaise Fortune. Le texte d’accompagnement court donc sur trois tableaux différents, filmés avec force mouvements de caméras, recadrages et fondus enchaînés :
“Fortune, mystérieuse Fortune, qui favorise ou accable les plus humbles en visitant leur modeste demeure. Capricieuse Fortune qui hante aussi les palais, qui tout à l’heure couronnait les héros, et abandonne maintenant d’innocentes victimes à la fatalité, à la vengeance des dieux, à la colère du ciel.” 16’16
L’exercice d’identification des trois tableaux de la séquence est intéressant.
Commençons par les deux derniers.
La seconde peinture évoque la bonne Fortune chez les puissants. Elle est signée Emilio Vasarri, peintre italien qui s’installe en 1897 à Paris et participe régulièrement aux expositions du Salon des artistes français. Il n’a pas été possible de déterminer la localisation de cette œuvre.

(12) Image – Les Charmes de l’existence, 16’34 / Emilio Vasarri, Mariage romain, 1914, localisation inconnue
Le troisième tableau évoque la mauvaise Fortune, l’Infortune. Il est plus mystérieux encore. La seule référence repérée est une illustration figurant dans un ouvrage écrit par Henry R. Gibson, un politicien et avocat américain. L’image ne possède aucune légende. Et d’ailleurs, le livre ne comporte aucune indication qui puisse permettre d’identifier les illustrations qu’il contient !

(13) Image – Les Charmes de l’existence, 16’46 / The Youth in the Storm, in Henry R. Gibson, The maid of Redenfayn – an allegory of two worlds, Knoxville, Tenn., Gaut-Ogden company 1907, p. 71, source Wikimedia Commons [PDF]
Le premier tableau qui évoque la bonne Fortune chez les humbles représente une jeune femme nue perchée sur une roue ailée8. Elle entre dans la cour intérieure d’une modeste maison ; une femme en toge lui tient la porte, accompagnée par un jeune garçon :
La jeune femme nue sur une roue ailée est une allégorie bien connue de la Fortune que l’on observe notamment dans plusieurs illustrations de la fable de La Fontaine La Fortune et le Jeune Enfant :

(15) Image – (haut) Achille Devéria, La Fortune et le jeune enfant, 1826 / Gouget, La Fortune et le jeune enfant, Fables de La Fontaine, édité par Lecointe et Pougin à Paris, 1834 / Gustave Doré, La Fortune et le jeune enfant, 1868, Gallica-BnF / (bas) Pierre Delierre, La Fortune et le jeune Enfant, Deuxième moitié du 19e siècle, musée Jean de La Fontaine, base Joconde / Gustave Moreau, La Fortune et l’Enfant, 1883 / Émile Foubert, La Fortune et l’enfant, Salon Illustré, 15 mai 1888, archive.org
La même allégorie figure dans d’autres illustrations :

(16) Image – (haut) Albert Meignan, La Fortune passe, 4e quart du 19e siècle, 1er quart du 20e siècle, Reims, musée des beaux-arts, base Joconde / (bas) Jean Veber, La Fortune poursuivie, estampe, 1910, Gallica-BnF
Ce tableau n’a pas (encore) été identifié. Il ne figure pas dans la sélection de la revue Le Point de 1949 ; il est absent également des Catalogues des Salons et des ouvrages sur l’art pompier consultés9. Les historiennes et historiens de l’art questionnés ne le connaissent pas. La consultation de la collection de photographies d’art de la Maison Braun et Cie, conservée aux Archives de Mulhouse, permettrait peut-être de l’identifier. Certes cette collection doit comporter une grande part d’œuvres bien connues, mais elle contient aussi probablement quelques photos d’œuvres méprisées, oubliées, inconnues. Ne serait-ce que pour cette raison, on peut espérer que cette collection soit un jour accessible en ligne ; un projet collaboratif pourrait alors se mettre en place pour indexer et décrire les photos des œuvres les moins connues.
Bonus 2 – une autocensure des réalisateurs ?
Le visionnage des Charmes de l’existence donne effectivement l’impression de feuilleter un catalogue de nus “d’où toute pilosité est soigneusement exclue, gommée, effacée” selon l’expression du critique Philippe Roger (voir ci-dessus). L’art du nu pompier est suggestif, allusif ; les poils du sexe et des aisselles n’existent pas. Sur quelques œuvres d’artistes académiques pourtant la pilosité est (timidement) représentée. Certaines d’entre elles figurent dans les Catalogues des Salons :

(17) Image – Alexis Axilette, Académie, 1882, Musée des Beaux-Arts d’Angers, Wikimedia Commons / Maillart, Idylle des premiers âges, Le Nu au Salon de 1893 / L.-F. Biloul, Nu, Salon de 1912, p. 75
Manifestement, ces rares exemples n’ont pas été retenus par Grémillon et Kast.
La séquence sur les bains de mer et les jeux de plage est l’une des rares qui ne comporte pratiquement pas de nudité (voir le film à partir de 8’08). Hormis une brève apparition d’une jeune femme nue vers la fin du passage, toutes les œuvres mobilisées représentent des personnes en tenues de bain.
Dans la revue Le Point, quatre œuvres d’une page entière dépeignent les bains de mer. Les images sélectionnées représentent là aussi des personnes habillées – trois d’entre elles figurent d’ailleurs dans la séquence du film sur les bains, indication supplémentaire que les auteurs des deux médias ont exploité une même source, la collection de photos de la Maison Braun et Cie mise à leur disposition par Pierre Braun :
L’image en bas à droite attire l’attention. Cette illustration assez érotisée n’a pas été retenue par Grémillon et Kast. Jourdain par contre la présente en bonne place, bien qu’il vilipende les “polissonneries académiques” ! La légende précise que l’œuvre s’intitule À la corde d’un certain Nola, artiste inconnu qui signe également sur cette page l’image de la femme au fusil qui brandit un lapin. On la retrouve dans un ouvrage d’érudition de l’historien et critique d’art allemand Eduard Fuchs, publié en 191210 :
C’est tout ce que l’on sait sur cette œuvre. Corde serrée entre les jambes et pointes des seins dressées sous le maillot, cette image était sans doute trop osée pour Grémillon et Kast.
Cette recherche a permis aussi de montrer qu’une version édulcorée de l’œuvre, où la jeune femme est représentée à côté de la corde, a circulé sous forme de carte postale, sans doute au début du 20e siècle :

(20) Image – Julius Nola, À la corde, version carte postale, c. 1910
Les deux réalisateurs semblent bien avoir évité certaines peintures qui ont pu être jugées ‘audacieuses’ selon les canons des salons officiels parisiens :

(21) Image – E. Fichel, Le Baiser dans la glace, Le Nu au Salon de 1888 / Emmanuel Croizé, Les filles de Sparte au Plataniste, Salon de 1903 / Guillaume Seignac, Solitude, Salon de 1909, p. 180
Ils ne se sont pas aventurés non plus à représenter des femmes qui fument, surtout de l’opium…

(22) Image – Jean Caire, Fumeuse, Le Nu au Salon de 1894 / Mme Cécile Paul-Baudry, Fumeuse d’opium, et R. Alleaume, Dans le rose, Salon de 1912, p. 69
Merci à Claire Baron, Geneviève Bouyjou, Valérie Cubbada, Laurent Duval, Marie Lavin, Nathalie Mulot, Geneviève Sellier pour leur aide.
Bibliographie
- Alain Bergala, Jacques Déniel, Leboutte Patrick (sous la direction de), Une encyclopédie du nu au cinéma, Yellow Now, 1991. Comptes-rendus des 5e Rencontres cinématographiques de Dunkerque, 2 au 22 octobre 1991
- L’Art au salon, article de blog reproduisant les pages illustrées du numéro du Point d’avril 1949, L’Art Officiel de Jules Grévy à Albert Lebrun, 19 avril 2011
- Jean-Pierre Berthomé, L’alchimie de l’art : Grémillon et le court métrage. in Le court métrage français de 1945 à 1968, édité par Dominique Bluher et François Thomas, Presses universitaires de Rennes, 2005
- Jean-Pierre Berthomé, Les courts métrages d’art en France : 1946-1961, in Le court métrage français de 1945 à 1968, édité par Dominique Bluher et François Thomas, Presses universitaires de Rennes, 2005
- François Betz, PUNK•T, histoire de la revue artistique et littéraire Le Point – 1936 – 1962, Éditions Simeio
- Pierre Boiron, Pierre Kast, Paris, Éditions Pierre Lherminier, 1985
- Laure Boyer, Publier l’art et la photographie. Les éditions Braun et Cie au XXe siècle. In : Histoire de l’art, N°52, 2003. Noir et blanc. pp. 45-55.
- Jean-Jacques Breton, Anthologie des peintres pompiers, Bibliothèque des Introuvables, 2010
- Pierre Francastel, Histoire de la peinture française, tome 2 – Du classicisme au cubisme, Paris, Gonthier, 1955 rééd. 1980, p. 154
- Élisabeth Itti, L’évasion photographique – Adolphe Braun, 23 mars 2018
- Francis Jourdain, L’Art Officiel de Jules Grevy à Albert Lebrun, Le Point – Revue artistique et littéraire, n° 37, avril 1949
- Claude Mauriac, À propos des Charmes de l’existence, Les Cahiers du cinéma, n°1, avril-mai 1951, pp. 54-57 [document PDF]
- Guillaume Morel, L’Art pompier – Les feux de l’académisme, Éditions Place des Victoires, 2016
- François Porcile, Défense du court métrage français, Le Cerf, 1963
- Jean Quéval, Les Charmes de l’existence, Mercuriale – Cinéma, Mercure de France, 1er janvier 1951, p. 134
- Philippe Roger, Les racines du ciel, Présence du sacré dans l’œuvre de Jean Grémillon, in Histoire, monde et cultures religieuses 2015/1 n° 33, pages 67 à 81
- Geneviève Sellier, Jean Grémillon – Le cinéma est à vous, Klincksieck, 2012
- Voir les notices sur Jean Grémillon et Pierre Kast sur le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social [JG, PK], ainsi que sur Wikipedia/FR [JG, PK]. Voir aussi dans la bibliographie les ouvrages sur Grémillon et Kast. [↩]
- Jean-Pierre Berthomé, Les courts métrages d’art en France : 1946-1961, in Le court métrage français de 1945 à 1968, édité par Dominique Bluher et François Thomas, Presses universitaires de Rennes, 2005 ; voir aussi François Porcile, Défense du court métrage français, Le Cerf, 1963. [↩]
- Jean-Pierre Berthomé, art. cit. [↩]
- Voici la citation exacte de Paul Bourget : “Qu’il faille ou non le réglementer, le besoin de se survivre dans ses propriétés, dans ses œuvres, par quelqu’un de son sang, reste une des plus belles choses humaines.” cité par Henry Bordeaux, Les grandes idées humaines – La Pensée française et la Famille, in France & Monde – Revue de Documentation Économique et Sociale, n° 94, 20 mai 1923 [document PDF]. [↩]
- Voir par exemple la notice du film sur l’IMDB). [↩]
- Voir la présentation de la revue sur le site de la médiathèque de Souillac. [↩]
- Voir la notice sur Francis Jourdain dans le Maitron. [↩]
- C’est parce que j’ai jadis écrit un article sur l’imagerie des monocycles que ce tableau a retenu mon attention, cf. Roues imaginaires, roues possibles – une enquête visuelle et deux propositions théoriques, 27 avril 2013 [↩]
- Voir les Catalogues des Salons sur Gallica-BnF et sur archive.org ; voir aussi les volumes Le Nu au Salon de… sur archive.org. [↩]
- Eduard Fuchs, Illustrierte Sittengeschichte : Das burgerliche Zeitalter [Histoire morale illustrée : L’époque bourgeoise] ; l’image de la femme au lapin se retrouve aussi dans un autre ouvrage de Fuchs, ici. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Patrick Peccatte (7 février 2025). Les Charmes de l’existence de Jean Grémillon et Pierre Kast, 1950 – un court-métrage sur l’art pompier et ses sources. Déjà Vu. Consulté le 21 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13a3h
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