Sur les similarités entre certaines caricatures antinazies et des cartes postales satiriques de la Première Guerre mondiale : quelques exemples de Wo (1938) et Dobrzyński (1944)
L’article précédent s’achève sur une série d’illustrations représentant un personnage agrippé au globe terrestre, comme accroché à celui-ci par ses mains et ses pieds, apparemment sans autre appui. Ce relevé a permis de montrer que cette formule compositionnelle précise était déjà bien établie dès la Première Guerre mondiale. Les caricaturistes qui ont travaillé ensuite, à la fin des années 1930 et durant la Seconde Guerre, connaissaient manifestement certaines des images datant du conflit précédent, et ils ont adopté la formule pour réaliser leurs propres compositions. Parmi eux, deux caricaturistes antinazis de talent : Wo [Wolf Hamburger] et Stanisław Dobrzyński1.
Selon toute vraisemblance, Wo s’est inspiré directement d’une carte postale parue durant la Grande Guerre et signée par un certain J. Delena – la posture du personnage et les positions de ses bras et jambes sont en effet très semblables dans les deux dessins.
Le dessin de Dobrzyński quant à lui semble aussi présenter des similarités avec plusieurs cartes postales en empruntant peut-être des éléments à d’autres illustrations. Les cartes postales satiriques ont été publiées en grand nombre durant la Première Guerre Mondiale. On peut se demander alors si ces deux caricaturistes ont réalisé d’autres dessins présentant des similarités avec certaines autres cartes. Le présent article esquisse une réponse à cette question à partir de l’étude de deux ensembles réduits d’images :- 79 dessins de Wo publiés du 24 juin au 18 novembre 1938 dans le quotidien L’Ordre ; cet ensemble d’images avait été établi à l’occasion d’un article précédent et contient d’ailleurs quelques dessins non politiques2.
- 43 dessins de Dobrzyński figurant dans son livre Sein Kampf publié en 1944 à Jérusalem, en français et en anglais.
Ces deux artistes ont évidemment produit bien d’autres caricatures. Cette étude doit donc être considérée comme une ébauche.
1. Trois exemples en guise d’introduction
Les cartes postales numérisées utilisées pour cette étude proviennent de la base de données Cartes postales illustrées en guerre (1914-1918) mise en ligne sur la plateforme Flickr par le Centre d’histoire du XIXe siècle (Université Paris 1 Panthéon).
L’examen attentif de cette collection permet de mettre en évidence plusieurs séries d’images qui peuvent être rapprochées d’illustrations satiriques datant des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale. Afin de mieux comprendre la nature de ces rapprochements que nous retrouverons à propos de Wo et Dobrzyński, trois de ces séries qui ne concernent pas ces deux caricaturistes sont présentées ici.
Scatologie
La base de données Cartes postales illustrées en guerre (1914-1918) comporte un album de 134 images, intitulé Scatologie. Toutes les images de l’album ridiculisent l’empereur Guillaume II ou les Allemands, directement ou par certains de leurs attributs stéréotypés, à travers des scènes scatologiques hautement fantaisistes. Plusieurs de ces illustrations montrent des animaux en train de déféquer.
Durant la Seconde Guerre, une carte postale américaine reprend la figure, cette fois en humiliant Hitler.En commentant cette image et une autre non reproduite ici, l’historien Emmanuel Thiébot remarque que “la scatologie fait partie du répertoire humoristique américain”3. Visiblement, elle fait aussi partie du répertoire humoristique français, et elle est utilisée depuis longtemps pour railler l’ennemi.
Bouchers
De nombreuses cartes postales représentent Guillaume II en tenue de boucher, avec un tablier ensanglanté et des couteaux à la main. Les caricaturistes n’hésitent pas à montrer des scènes atroces où figurent des corps humains débités ou présentés en morceaux sur un étal.
En septembre 1933, John Heartfield réalise un photomontage pour la couverture du magazine antinazi Arbeiter Illustrierte Zeitung. Cette illustration qui deviendra l’une des plus célèbres de l’artiste montre Göring en tenue de boucher devant le Reichstag en feu. PacifistesUn petit nombre de cartes postales illustrent l’hypocrisie de l’empereur Guillaume II qui apparaît surarmé tout en invoquant la paix.
La figure sera reprise plusieurs fois dans les années 1930. Ainsi, même un dessinateur très marqué à droite comme Roger Roy dépeint la duplicité d’Hitler, représenté en ange de la paix devant une multitude de canons4. Ces exemples mettent en œuvre différents ‘registres’ de similarités.Dans le premier exemple, les cartes postales scatologiques de la Première Guerre mondiale sont nombreuses et plusieurs types de situations y sont mises en scène. À l’intérieur de cet ensemble, les illustrations d’animaux qui défèquent sont très caractéristiques, et il est remarquable de retrouver cette figure précise dans une caricature de la Seconde Guerre. On est dès lors conduit à penser que les caricaturistes de cette époque, y compris américains, ont pu connaître certaines des illustrations de ce genre publiées durant le conflit précédent.
Dans le second exemple, la figure du despote ennemi assimilé à un boucher relève du stéréotype. Il n’est guère étonnant de retrouver le poncif à la fois sur des cartes postales de la Première Guerre et sur le montage fameux de John Heartfield ; l’artiste antinazi allemand a fort bien pu concevoir celui-ci sans rien connaître des cartes satiriques.
Le troisième exemple regroupe peu de cartes montrant l’empereur surarmé et invoquant la paix. La similarité avec certaines caricatures d’Hitler mérite mention, mais elle peut tout aussi bien relever d’une influence que d’une coïncidence dans le traitement du thème.
On abordera la suite de cet article en gardant en mémoire ces trois ‘registres’ de similarité : possible influence, coïncidence, hésitation entre possible influence et coïncidence.
2. Wo et Dobrzyński
Examinons maintenant quelques caricatures de Wo et Dobrzyński qui présentent des similarités avec des cartes postales de la Grande Guerre.
Kultur (Dobrzyński)
De nombreuses illustrations de cartes postales décrivent la Kultur germanique comme génératrice de destructions et de souffrances. Pour les caricaturistes, les Allemands qui se réclament de la culture sont en réalité des barbares, coupables des pires horreurs et exactions.
En 1944, Dobrzyński exploite le même contraste entre la distinction que suggère le mot Kultur et l’horreur de la scène qu’il décrit : Hitler brandissant la tête coupée d’un homme de culture devant un parterre de nazis qui le saluent. On remarquera au passage que les têtes coupées ne sont pas rares sur les cartes postales de la Première Guerre mondiale, comme en témoigne l’exemple suivant. Et d’ailleurs, ce sont plus souvent les Allemands, et Guillaume II en particulier, qui sont représentés décapités. Bombardements aériens criminels (Dobrzyński)Une carte postale s’indigne des bombes explosives et incendiaires jetées depuis un Zeppelin, une autre accuse à nouveau la Kultur germanique qui n’hésite pas à larguer des bombes sur des populations civiles.
Dobrzyński dénonce les mitraillages et bombardements en piqué de civils par les appareils Stukas qui ont particulièrement traumatisé les populations lors de l’exode de 1940.Violeurs (Dobrzyński)
Sur les cartes postales de la Première Guerre, les Allemands sont fréquemment représentés comme des voleurs, des débauchés et des violeurs.
Dobrzyński met en scène la dépravation et la brutalité des nazis dans un salon cossu. Un groupe en arrière plan se fait servir des bons vins en regardant un comparse brutaliser une jeune femme tandis qu’un autre joue du piano.Rouleau compresseur (Wo)
Jusqu’à la chute de l’Empire russe en septembre 1917, l’armée russe est couramment comparée à un rouleau compresseur qui écrase les Allemands sur son passage. L’engin figuré est manuel…
… ou à vapeur. À la suite des accords de Munich, la région des Sudètes est annexée au Reich allemand le 21 octobre 1938. Wo représente alors Hitler écrasant la République tchécoslovaque démantelée avec un rouleau compresseur qui fonce vers l’Est.Mobilisation totale (Dobrzyński)
Tout au long de la guerre, les illustrateurs de cartes postales se moquent régulièrement de la mobilisation organisée par le Kaiser qui garnit son armée en recrutant enfants, vieillards et infirmes.
Dobrzyński met lui aussi en scène le recrutement de deux très jeunes enfants par des soldats nazis patibulaires.Napoléon (Dobrzyński)
Sur les cartes postales de la Première Guerre, lorsque l’empereur Guillaume II est comparé (ou se compare lui-même) à Napoléon, il apparaît tout à la fois envieux, microscopique, et ridicule.
Dans sa série des “Sept péchés capitaux d’Hitler”, c’est aussi l’envie que décrit Dobrzyński en croquant un petit Hitler armé caché derrière un rideau et menaçant un Napoléon imposant.Ballon en baudruche (Dobrzyński)
Quelques cartes postales représentent Guillaume II comme un ballon en baudruche.
En 1944, c’est Hitler qui est assimilé par son orgueil à une baudruche dans la série des sept péchés capitaux de Dobrzyński.Ballon gonflé qui éclate (Wo)
Pour un caricaturiste de la Grande Guerre, le ballon en baudruche à l’effigie de Guillaume II apparaît gonflé par un soldat depuis un siècle ; il symbolise les ambitions militaires et territoriales démesurées de la Prusse qui seront réduites à néant en 1914.
Wo adopte une figure similaire en représentant la mégalomanie d’Hitler sous la forme d’un ballon qui finit par lui exploser à la figure.Sous la botte (Wo)
Plusieurs cartes postales mettent en scène une énorme botte alliée écrasant l’ennemi allemand représenté par des personnages ou des allégories (parfois scatologiques).
Pour Wo, c’est à l’inverse une botte hitlérienne qui écrase une allégorie de la paix.Gouffre (Wo, Dobrzyński)
L’armée allemande est dépeinte au bord du gouffre sur plusieurs cartes postales.
Wo et Dobrzyński ont tous deux utilisé cette figure du gouffre, de l’abîme vers lequel se dirige le Führer et sa clique.En l’absence de ressemblances formelles avérées, les similarités relevées dans le présent article doivent être considérées avec précaution. Il ne s’agit pas d’affirmer que les cartes postales de la Première Guerre mondiale ont directement influencé les caricaturistes antinazis œuvrant dans les années 1930 et 1940. Loin de là. Mais l’ensemble des similarités relevées montre à tout le moins que ces cartes appartenaient à la culture visuelle de l’époque, et que les caricaturistes antinazis ont pu, consciemment ou non, adapter certaines des idées graphiques de leurs devanciers à leur époque. Cette hypothèse est difficilement démontrable en dehors de quelques rares cas de ressemblances formelles incontestables, comme sur la première image (Delena-Wo). Elle paraît pourtant très plausible. On peut aussi conjecturer que le phénomène s’observe plus à partir des cartes postales que des dessins satiriques publiés dans les journaux et magazines durant la Première Guerre. Conservées dans les familles et objets de collection, les cartes sont en effet plus pérennes, et 20 ou 25 ans après, elles demeuraient probablement plus accessibles (et donc connues) que les publications.
- Sur Wo, voir l’interview de Nathalie Raoux par Eva Soto : Un dessinateur face à Hitler, 7 décembre 2021, sur le site akadem.org.
Sur Stanisław Dobrzyński, voir la brève notice publiée sur le blog La bande dessinée polonaise, 31 décembre 2021. [↩] - Voir mon article Sur un dessin publié lors d’une exposition contre les Jeux Olympiques de 1936, publié le 15 mars 2023, mis à jour le 3 avril 2023. [↩]
- Emmanuel Thiébot, Propaganda Hitler – Du « sauveur » au monstre, les 1000 visages du Führer, préface de Johann Chapoutot, Armand Colin, 2022, p. 223. [↩]
- Voir aussi d’autres exemples dans mon article Sur un dessin publié lors d’une exposition contre les Jeux Olympiques de 1936, publié le 15 mars 2023, mis à jour le 3 avril 2023. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Patrick Peccatte (7 septembre 2023). Sur les similarités entre certaines caricatures antinazies et des cartes postales satiriques de la Première Guerre mondiale : quelques exemples de Wo (1938) et Dobrzyński (1944). Déjà Vu. Consulté le 2 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/nia5
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